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17/03/2014

Régis Jauffret ou le roman augmenté

Tout ou presque a été dit sur l’ « affaire DSK ». Beaucoup de choses ont été dites sur le roman qu’elle a inspiré à Régis Jauffret, tout et n’importe quoi à vrai dire, voire tout et son contraire.

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On reproche à Régis Jauffret, comme à tous ceux que les faits divers inspirent, de manquer à ce point d’imagination qu’ils doivent puiser dans la réalité pour nourrir leurs romans. Jauffret le savait par avance, il a l’habitude, après Sévère (2010) et le magistral Claustria (2012).

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 Mais en même temps on lui reproche de ne pas s’être inspiré assez de la réalité : on lui en veut de ne pas avoir exploré telle ou telle hypothèse, de ne pas avoir relaté l’éventail des pistes possibles de l’affaire : complot, terrorisme, prostitution… On voudrait qu’il se comporte en journaliste, alors que c’est un écrivain. C’est sidérant de voir à quel point d’éminents critiques littéraires parviennent à faire la confusion entre les deux statuts. Régis Jauffret s’en fout, il le savait par avance : « Arrête de dire que je suis écrivain, ils vont penser que je suis journaliste »

A la différence du journaliste ou de l’historien, le romancier a accès aux pensées intimes de ses personnages, ce qui lui permet de proposer une explication à leurs actions. Les zones d’ombres sont éclaircies, les lacunes de la compréhension comblées. C’est la réalité augmentée que revendique Jauffret en exergue de son roman.

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 Journaliste ou écrivain, les choses sont cependant plus complexes qu’il n’y paraît. Il faut relire De sang froid, le chef d’oeuvre de Truman Capote, et se souvenir de la notion qu’il avait inventé pour le décrire : le roman non fictionnel, appelé aussi « faction », mot-valise anglophone à partir de fact + fiction. Dans ces romans non fictionnels, inspirés de faits divers, « les techniques romanesques provoquent une excitation, une intensité et une puissance d’émotion auxquelles n’aspirent nullement le reportage (…), tandis que la garantie qu’a le lecteur qu’il lit une histoire « vraie » la rend beaucoup plus captivante que n’importe quel roman. » affirme David Lodge dans son indispensable Art de la fiction. Les romans non fictionnels ne font pas partie d’un sous-genre témoignant d’une imagination en perte de vitesse, mais sont bien au contraire des romans augmentés : le pouvoir du romanesque augmenté de la fascination pour une histoire vraie.

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 Se priver de lire La Ballade de Rikers Island sous prétexte que l’on en assez de cette histoire rebattue par les médias serait se priver d’une jouissance unique, celle de lire Jauffret. Et on serait bien mal inspiré, tant la puissance de son écriture envoûte, écrase, stimule, ou fait éprouver une irrépressible jubilation. Une écriture de laboureur, brutale, dense, qui creuse son sillon avec rudesse, parce qu’au bout il y a le miracle de la récolte : la littérature.

« Le viol devenu l’apanage de la beauté, les autres ravies de servir d’ustensile, de récipient, d’abandonner à genoux leur bouche à tous les malotrus assez généreux pour les désaltérer. (…) Les recalées soupçonnées d’être des putains qui, à défaut de tenter les violeurs, vendaient sans doute avant l’affaire leurs charmes à des clients affectés de cécité. »

Une écriture qui appelle un chat un chat avec une rare élégance, tout en convoquant des métaphores glissées avec douceur au sein de phrases incisives au rythme impeccable.

« Des érections à humilier Dieu, ce flot qui aurait pu éteindre un incendie ».

 Et, comme si cela ne suffisait pas, la construction du roman tient en haleine de bout en bout. Jauffret mène tous les fronts en même temps, la geôle, l’appareil judiciaire américain, l’affolement médiatique et l’enquête que l’auteur tente de mener en Afrique, un pays où l’on trouve « une essence plus chère que la bière dont de mémoire d’habitant personne ne se souvient avoir jamais fait le plein ».

Mais surtout il explore les zones sombres où personne n’est allé avant lui : les pensées de l’homme en cage, de sa femme sidérée, à « la désinvolture de résistante toisant ses bourreaux entre deux immersions dans la baignoire » et de la femme de chambre terrorisée, parlant une langue où le mot viol n’existe pas, le tout jaillissant comme un feu d’artifice qui partirait dans toutes les directions pour constituer au final un motif recomposé, celui des rapports de pouvoir dans un monde masculin dominé par l’argent.

« Un homme lointain à l’autre extrémité de l’échelle humaine où, juste au-dessus du marécage, elle tremblait sur le dernier barreau ».

On sait, après avoir lu La Ballade, de quel côté se range Jauffret : celui des femmes.

 « Les hommes, des femmes ratés par les dieux qui leur avaient collé ce hochet au bas du ventre pour les consoler. »

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Régis Jauffret pourrait, la prochaine fois, raconter une histoire de cueillette de petits pois que je me précipiterais pour acheter le livre : quel que soit le sujet dont il s’empare, le plus important est la force de l'écriture qu’il nous jette au visage.

 

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